Le ressentisme vert

1 – Le ressentisme comme régime de véridiction vert

Chaque stade de l’évolution possède un régime de véridiction spécifique, qui, dans son excès, produit une dérive caricaturale: le bleu produit la religion qui dérive en dogmatisme, le orange produit la science qui dérive en scientisme, et le vert produit le ressentisme, ou vérité du ressenti, qui dérive en un subjectivisme relativiste (« c’est mon ressenti », « c’est ton ressenti », « je le ressens donc c’est vrai »…). Il en découle un transfert de la science vers la spiritualité post-religieuse, une spiritualité de l’expérience qui, dans certaines formes trop oppositionnelles ne permettant pas la conservation de l’héritage rationnel moderne, peut dériver vers des formes pré-rationelles, comme souvent dans le new age par exemple. Le new age est essentiellement une spiritualité de l’expérience basée sur le ressenti des énergies (énergie des pensées, des chakras, des plans subtils, des esprits, des lieux, etc). Le dogme était basé sur un credo, la science sur des faits, la spiritualité verte, elle, se base sur le ressenti pour fonder le vrai. « Je ressens donc je suis », telle pourrait être la nouvelle philosophie de l’époque. L’hégémonie du ressenti crée les conditions d’une régression pré-rationnelle de plusieurs façons : par le subjectivisme, par l’émotivité, par la faillibilité de l’intuition, par la confusion entre réel et imaginaire, par la confusion entre réel et désir / projections, par l’oubli des facteurs collectifs et objectifs, par l’appauvrissement du mental rationnel au profit du coeur et des sens, etc.

2 – Ressentisme et pensée

       Le ressentisme vert inspire des formes de pensées variées. Le désir de nature qu’il engendre a inspiré des philosophies romantiques, transcendantalistes, puis écologistes… La sensibilité qu’il donne à la souffrance induite par les systèmes de domination (domination des animaux, des femmes, des peuples indigènes et colonisés, etc) le pousse à développer des théories critiques envers la société bleue et orange : Féminisme, anti-spécisme, anti-colonialisme, anti-extractivisme…

                    La philosophie verte par excellence, c’est peut-être la phénoménologie (française notamment), cette philosophie du monde vécu qui décrit finement l’expérience subjective, la relation de l’homme au monde, au sens et à l’autre, et qui opère une sortie du rationalisme. La systémique, elle, est plus jaune dans son essence.

       Au delà de la philosophie, c’est la spiritualité et le développement personnel qui sont les plus particulièrement représentatifs du niveau vert, bien qu’ils puissent prendre d’autres couleurs aussi. John De Martini par exemple, est un coach clairement jaune-turquoise (spirituel-systémique) tandis que la philosophie du succès d’un Napoleon Hill (Réfléchissez et devenez riches) est très moderne dans ses valeurs. Le caractère vert du développement personnel et de la spiritualité tient au fait que la vérité y retrouve sa dimension expériencielle. En spiritualité, la vérité n’est pas l’objet d’une connaissance mentale, mais d’une réalisation subjective. Dans le développement personnel, il ne s’agit pas seulement de connaître mentalement les attitudes modélisées à partir des cas de succès, mais de les intégrer dans son être au niveau émotionnel, subconscient et physiologique. L’apprentissage n’y prend pas seulement la forme d’un enseignement intellectuel sur paperboard, mais aussi à des exercices expérientiels mettant en œuvre toutes les dimensions de l’être. On l’aura compris, ces champs sont en adéquation avec le ressentisme vert, dans lequel la vérité doit être vécue, réalisée et intégrée affectivement et non pas seulement comprise mentalement.

3 – Ressentisme et pouvoir

       Chaque régime de véridiction engendre une dynamique de pouvoir qui lui est propre. Le dogme se structure en une hiérarchie religieuse, dont découle la légitimité d’un roi de droit divin. Au stade orange, les preuves empiriques, la validation par les pairs et la publication dans des revues à comité de lecture valident la fiabilité d’une expertise dans sa capacité à guider la décision publique. Au niveau vert, l’accès aux ressentis subtils donne un pouvoir de véridiction conférant autorité (le channel, le voyant, le clairaudient, le guru, l’énergéticien, le chamane, le spirite, le géobiologue, mais aussi le psy, le coach, l’artiste, l’influenceur, le thérapeute de bien-être…). Ce pouvoir spirituel donne le pouvoir de guider les autres et / ou la communauté.

4 – Accroissement de la sensibilité, de l’affectivité et de l’empathie

       Parce qu’il veut vibrer, se sentir en vie et en lien, communier avec la nature et les autres, l’individu en vert aimera la vie en éco-communauté spirituelle. Quand il sera coupé de son héritage moderne-orange, il ne s’intéressera pas tant à l’écologie extérieure (éco-technologies, CCU, ENR, etc) qu’à l’écologie intérieure (communier avec la nature, embrasser les arbres, aimer et se sentir aimé par Gaïa, prendre soin des animaux, faire son potager communautaire…). Il aimera retourner vivre près de, voir dans la nature, pour pouvoir la ressentir et en éprouver les bénéfices psychiques. C’est aussi la raison pour laquelle il s’engagera pour les animaux ou dans l’humanitaire, par empathie envers la souffrance des autres et particulièrement celles des victimes du monde orange. Il ressentira aussi plus fortement la violence des systèmes de domination : domination de la nature, des animaux, des femmes, des noirs, des pauvres, des enfants, etc… Tout cela lui deviendra plus particulièrement insupportable du fait du niveau de développement de son empathie en lien avec la configuration ressentiste de sa personnalité.

       Au niveau social, ses relations ne seront plus régies par des considérations de statut (niveau bleu) ou d’intérêt (niveau orange) mais d’affinités (vibratoires). C’est l’ère des réseaux, des tribus numériques, des échanges affectifs d’émoticônes permettant d’exprimer un ressenti.

5 – Expression de soi et vie communautaire : le paradoxe vert

       L’ère du ressentisme est aussi l’ère de l’expression de soi, dans laquelle l’individu partagera son ressenti aux autres, à travers ses créations musicales sur myspace ou soundcloud, ses pensées sur son blog, son humeur sur facebook, les photos de son look sur instagram… Le ressentisme conduit à une focalisation subjective en première personne, qui conduit à l’expression de soi, laquelle peut à son tour dériver en un certain narcissisme.      Mais en même temps qu’il institue l’ère de la subjectivité, le ressentisme se révèle paradoxalement être une ère ultra-communautaire où le je n’existe que par le regard et l’amour des autres. C’est le temps des selfies et de l’ordinateur personnel mais aussi des likes et des tribus numériques. La mode est à l’expression de soi mais aussi au partage et au collaboratif.

       Ce paradoxe n’en est pas un, il s’explique par la logique propre du ressentisme. Je vibre en donnant, mais je vibre aussi en recevant, j’aime vibrer seul mais j’aime aussi vibrer avec les autres. J’aime montrer que je vibre, mais  j’ai aussi besoin de recevoir l’approbation des gens au fait que je vibre. J’aime partager mes « good vibes », mais je les compare aussi à celle des autres. Le ressentir de l’individu est toujours déjà connecté. Il n’y a plus un individu non-connecté qui se connecterait parfois pour interagir, mais un individu ontologiquement connecté, constamment relié aux autres et dont le ressentir est immédiatement partagé dans un réseau d’inter-dépendance émotionnelle et existentielle. En réalité les gens ne se connectent plus, ils sont connectés en permanence. La connexion ne caractérise plus l’activité de l’individu, mais la structure de son être. Les individus SONT connectés, ils vivent connectés, et cette connexion détermine la structuration même de leur conscience, de sorte qu’ils se vivent, beaucoup plus qu’à toute époque, comme interdépendants, affectivement et mentalement. Après la dépendance de l’ère traditionnelle, après l’indépendance de l’ère moderne, vient l’ère de l’interdépendance postmoderne. La dépendance impliquait la conformité au groupe. L’indépendance encourageait le démarquage de l’individu. L’interdépendance, elle, en courage l’individu à exprimer sa singularité dans le groupe, de même qu’elle rend le groupe capable d’accueillir des différences.

       Le ressentisme s’accomplit dans la communion des singularités. C’est l’ère de la communion par excellence, celle des grands concerts, des festivals et des émotions planétaires. C’est l’ère où un unique DJ peut faire communier des milliers de personnes de toute origine, de tout genre, de tout statut social, dans le cadre d’un évènement dont le seul sens est de vibrer ensemble. L’échelle de l’amour atteint par le stade vert permet à présent d’inclure une multitude de différences : différences de genre, de nationalité, d’orientation sexuelle, de couleur de peau, de religion, de statuts… Toutes ces différences forment une seule humanité composée de millions d’êtres singuliers, tous pareils et différents à la fois. Ce qui compte est plus l’énergie d’une personne, sa personnalité, sa likabilité, que son statut socio-professionnel, son capital, son pouvoir. C’est l’heure des influenceurs, où chaque singularité est susceptible de fonder sa propre tribu, où chaque individu appartient à une multitude de tribus qui tout en même temps relient et enrichissent sa singularité.

6 – Ressentisme et reconfiguration du sens

       La reliance de toutes ces différences ne se fait plus par une Vérité Commune mais par un Ressentir commun. En guise de sens, l’intensité remplace le récit. Quand tout l’horizon de sens traditionnel et moderne s’est effondré, il ne reste de sens que le sens intrinsèque de la vie en elle-même et pour elle-même. C’est l’ère de l’intensité-sens: le sens ne réside plus dans quelque direction de l’histoire, mais devient intrinsèque à la vie qui s’éprouve elle-même, et qui, en s’éprouvant elle-même, s’aime elle-même et jouit de sa propre intensification.

       Le futur n’est plus l’horizon du sens, il n’y a plus ni quête du salut de l’âme après la mort, comme dans l’ère traditionnelle, ni « sacrifice d’un présent personnel au service d’un futur collectif », comme dans la culture moderne du progrès. Le sens se vit maintenant au présent, il réside entièrement dans le fait de vibrer. C’est l’intensité de l’Etre qui donne sens à la vie et au monde, et non plus  une quelconque directionalité du Devenir.  Une ère hédoniste en somme, qui, sous sa forme oppositionnelle, peut dériver en un certain égoïsme générationnel, là où l’austérité du modernisme protestant permettait d’oeuvrer au-delà de soi-même pour léguer aux générations futures un monde meilleur par l’accumulation de la connaissance et du progrès techno-scientifique.

7 – Ressentisme et libération émotionnelle

C’est aussi l’ère des relations liquides, des assemblages affectifs, des sexualités libérées, mais aussi d’une certaine souffrance liée à la tyrannie du désir, à la fluctuation des émotions, au zapping humain, à l’oubli narcissique de l’autre… En venant rééquilibrer le rationalisme moderne, le ressentisme déclenche le grand retour de l’émotionnel. L’activité vitale,  qui avait été soumise à tout un processus de civilisation des moeurs, connaît alors une nouvelle libération. Mais dans ses formes les moins maîtrisées, cette libération émotionnelle et sexuelle peut prendre des formes excessives et conduire à une tyrannie de l’émotion, à une instabilité affective, à du consumérisme sexuel, etc. Là encore, l’apport peut, d’un simple rééquilibrage complémentaire, tourner en excès caricatural.

       Ce régime de véridiction a donc sa propre cohérence interne, ses propres qualités et ses propres dérives. Dans sa dérive principale, il génère un processus de régression à du pré-rationnel. De Platon à Kant, la raison s’est construite essentiellement comme une instance d’auto-contrôle émotionnel et de domination du mental sur le vital. Le ressentisme signe le grand retour de l’émotionnel dans la vie subjective et la société. Dans sa version saine, il vient rééquilibrer l’excès de rationalité produit par la configuration occidentale de la subjectivité, il connecte le mental au coeur et soumet le progrès au bien-être et à l’amour. Dans sa version excessive, il destitue le mental, redonne le pouvoir au vital et produit une régression pré-rationnelle.

8 – Pathologies du ressentisme

La nuance entre ces deux versions tient au niveau d’opposition du vert au orange. Selon qu’il sera plus ou moins opposé au orange, le vert permettra plus ou moins le maintien de l’héritage orange dans la subjectivité au stade vert. Là où l’héritage du orange est bien intégré au vert, il vient équilibrer le ressentisme postmoderne par la structuration rationnelle du mental maintenue holarchiquement. Mais plus le vert est oppositionnel au orange et moins le ressentisme est équilibré par l’héritage rationaliste moderne. En s’éloignant de cet héritage, il perdra peu à peu son intérêt pour les réalités extérieures-collectives au profit de vérité intérieures-individuelles. Sa capacité à comprendre et à transformer le réel au niveau matériel s’en trouvera, par suite, considérablement réduite.

       Le rationalisme orange est orienté quadrant extérieur-collectif, le ressentisme vert est orienté quadrant intérieur-individuel. Il produit donc un désinvestissement des faits au profit de l’expérience, des objets au profit du lien et de la vie intérieure, de la possession au profit de l’usage et de la relation, des luttes collectives au profit du développement personnel, du sacrifice de soi au profit de la vie présente…     Ainsi, tous les phénomènes spécifiques au vert   trouvent leur origine causale dans le ressentisme. Les dérives du vert sont également liées à son régime de véridiction spécifique. Ce n’est pas que le vert aurait une version malsaine (Mean Green Meme), mais plutôt que chaque stade ou chaque vMème présente une dérive, une forme excessive ou caricaturale de son régime de véridiction qui vient révéler les limites de son paradigme. Chaque régime de veridiction présente des avantages et des inconvénients. Selon que ces formes actualisées seront plus ou moins oppositionnelles, elles feront plus ou moins ressortir ses limites spécifiques, en n’étant pas équilibrée par les apports complémentaires des stades précédents.

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